Par Claude Schnerb

C’était, avec Tarnopol, le sous-camp de Rawa-Ruska, situé le plus à l’Est. Je n’ai jamais su exactement quelle était sa situation par rapport au ghetto. Toujours est-il que des déportés juifs l’entouraient, étoile jaune sur brassard, promis à ces convois dont on murmurait qu’ils allaient, cahin-caha, vers la mort.

C’était le camp de la lente inanition. Le matin, un interminable appel, et certains, épuisés déjà, attendaient, accroupis. Quand ils prétendaient se relever, un étourdissement que nous connaissions tous, mais ceux-là ne se relevaient pas. Il fallait les transporter à ce que les Allemands appelaient  » infirmerie « , où, faute de place, on ne restait jamais bien longtemps. En effet, ils ne restaient pas longtemps… Quelques jours plus tard, une même cérémonie funèbre avait lieu dans la cour : un cercueil de planches ; le prêtre au maigre visage, qui priait ; des sentinelles ricanantes ; de l’autre côté des barbelés, des Juifs apeurés… C’était la seule relation, silencieuse, que nous pouvions avoir avec eux.

Le soir, en rentrant du travail, nous croisions une troupe d’autres déportés sans étoile jaune, parmi eux des Français. Dans la poussière de nos pas, nous ne pouvions échanger avec eux qu’un bref signe. Ils devaient se demander qui étaient ces militaires, vêtus de lambeaux d’uniforme, capote russe, blouson anglais, pantalon belge, calot français…

Nous revenions du cimetière juif où, à coups de masse, nous faisions semblant de casser les pierres tombales juives. Faisions-nous semblant ? Peut-être nos bras aux muscles fondus ne pouvaient-ils soulever ce poids écrasant. Bientôt nous dûmes casser ces pierres tombales sur les routes de Pologne. Au cimetière, des Juifs nous remplaçaient. Qui a dit :  » Hitler, connais pas  » ? Un chroniqueur militaire, Erwan Bergot, nous décrit ainsi dans  » Les Cadets de la France Libre  » :  » … les réfractaires, les parias, les déportés, portant sur leur visage, dans leurs yeux, au fond de leur ventre, les stigmates de leurs souffrances inhumaines « .

Un jour, comme si c’était une question de vie ou de mort, un tunnel se creusa dans le plus grand secret. Seuls le savaient les spécialistes qui y travaillaient. Je l’ignorais et m’occupais autre part. Avec un camarade, on avait repéré, à une corvée extérieure, une sentinelle apparemment moins cruelle que les autres qui, peut-être hésiterait à tirer sur des fuyards. Mais, la veille du jour prévu, un étrange mal me saisit à mon tour : une forte et subite fièvre, un épuisement total bien connu au camp, qui m’ouvrait pour deux jours les portes de  » l’infirmerie « . La ration de misère  » Rawa  » y était à peine augmentée, mais ce surplus pouvait signifier la vie, et puis, l’on avait besoin de nous pour l’entretien des routes… Je regrettai néanmoins l’évasion du lendemain. C’est alors que Riou, l’homme de confiance, m’a appris l’existence du tunnel.

Le lendemain, deux autres camarades prirent notre place. L’un parvient à s’enfuir. Sur le second, la sentinelle que nous pensions moins cruelle, tira, et, quand le prisonnier fut au sol, gisant, blessé, cet Allemand l’acheva. Après la guerre, je reçus la visite d’un gendarme. Ne saurais-je pas le nom de ce criminel de guerre ? Non, hélas.

Lorsque, au bout de plusieurs mois, ce camp fut fermé, on nous dirigea sur Tarnopol. Là, avec la même ration de famine, nous devions transporter tout le jour des rails, de lourds madriers. Des jeunes filles juives déportées accomplissaient le même travail un peu plus loin. Nous les retrouvions le lendemain à l’aube, elles ou leurs sœurs…

J’appris plus tard que ce mal de Trembowla, non diagnostiqué par les médecins, était simplement le paludisme, la  » malaria « , mais cette maladie-là, m’a-t-on dit, n’est pas militairement  » reconnue « . Bah ! Ne soyons pas pusillanime. Il y en eut assez d’autres à Rawa, et de plus expéditives.